(Intervention au Congrès de l’Union Syndicale des Magistrats (USM) de Guillaume RYCKEWAERT, Commissaire de Police, Délégué National des commissaires de Police au Syndicat des Cadres de la Sécurité Intérieure (SCSI), “Le nouveau pouvoir judiciaire”, Revue de l’USM, N° 421)
D’ailleurs, que recouvre réellement la notion de “liberté individuelle” dont l’autorité judiciaire est la gardienne au titre de l’article 66 de la Constitution ? Si, en 1983, dans le cadre comparable de la constitutionnalité des visites domiciliaires réalisées par le FISC, le Conseil Constitutionnel adoptait une conception large de la liberté individuelle, tant le Tribunal des Conflits que le Conseil d’Etat en ont restreint ensuite le champ : ils distinguent la liberté individuelle des libertés personnelles. La liberté individuelle est ainsi simplement la protection de l’arbitraire, dans le prolongement du premier alinéa de l’article 66 : « Nul ne peut être arbitrairement détenu ».
C’est cette logique qui permit au Conseil d’Etat d’écarter, en 1991, les écoutes administratives du champ des libertés individuelles et donc du juge judiciaire. Le Conseil Constitutionnel emboîtait le pas à la fin des années 1990 en excluant la vie privée et la liberté d’aller et venir de la liberté individuelle. Rappelons, enfin, que la convention européenne des droits de l’Homme n’exige qu’un contrôle juridictionnel des libertés individuelles, sans prioriser le juge judiciaire.
Appliqué à la loi antiterroriste, sortons des postures et rétablissons la réalité du droit. Si on se penche sur la perquisition administrative (ou visite domiciliaire), mesure emblématique de la nouvelle loi, on s’aperçoit que celle-ci ne vise que les personnes en lien avec un individu ou une organisation terroristes, doit se réaliser avec information du Procureur, sur autorisation du Juge des Libertés et de la Détention, dont l’ordonnance est susceptible d’appel. L’occupant peut se faire assister d’un conseil lors d’une perquisition qui ne peut durer que quatre heures maximum. On s’aperçoit ainsi que les garanties et protections sont plus importantes que pour une perquisition judiciaire de droit commun…
LIBERTE INDIVIDUELLE ET PRATIQUES JUDICIAIRES
Puisque des organisations questionnent les atteintes aux libertés individuelles au regard de la nouvelle loi antiterroriste, allons plus loin et interrogeons la réalité des pratiques judiciaires, au regard du droit commun.
– Tout officier de police judiciaire exerçant dans le ressort d’un Parquet ne disposant pas de magistrat présent physiquement la nuit, sait, hors cas particulier décidé par le Procureur (garde-à-vue de mineur par exemple), que la fin de garde-à-vue attendra l’arrivée au bureau du magistrat le lendemain matin. On pense ici aux nombreux conducteurs en état d’ivresse interpellés en fin de soirée, entendus dans la nuit, et qui seraient susceptibles d’être libérés au cours de la nuit. La liberté individuelle n’est-elle pas bafouée ?
– L’article 19 du Code de Procédure pénale dispose que “les officiers de police judiciaire sont tenus d’informer sans délai le procureur de la République des crimes, délits et contraventions dont ils ont connaissance”. Cette disposition est une garantie essentielle pour la liberté de victimes de certaines infractions venant déposer plainte et pour l’effectivité de la direction d’enquête par les Parquets dès la constatation de l’infraction. Or, si tout crime fait l’objet effectivement d’un avis au magistrat, environ 90% des délits constatés dans un commissariat ne sont pas portés à sa connaissance et aucun Procureur ne souhaite être destinataire quotidiennement de l’ensemble des plaintes reçues dans un commissariat. L’idée d’aviser le Parquet pour une contravention est, elle, tombée entièrement en désuétude… Comment dès lors mener une politique pénale totalement perspicace qui puisse respecter vos obligations constitutionnelles ?
– De manière générale, la Constitution érige l’autorité judiciaire aux côtés des pouvoirs exécutif et législatif. Du reste, la Justice est rendue au nom du peuple français dans sa globalité. Nul n’ignore pourtant, qu’à infraction égale, deux délinquants aux parcours similaires seront punis différemment selon le lieu de commission des faits en France. L’autorité judiciaire, au sens constitutionnel, est-elle encore gardienne de la liberté individuelle en tolérant cette différence de traitement des délinquants sur un même territoire national ? Cette iniquité n’est-elle pas plus choquante sur le strict plan de la liberté individuelle ?
Sur trois registres distincts, ces exemples rappellent que les questionnements relatifs à l’article 66 doivent viser l’organisation pragmatique actuelle de la Justice, avant les postures idéologiques surannées, instituées en évidences qu’on n’ose plus questionner…
OSONS NOUS REMETTRE, TOUS, EN QUESTION
Ainsi, pourquoi les sacro-saints principes d’indépendance du magistrat ou de séparation des pouvoirs auraient constitutionnellement davantage de poids dans les débats ? La conception généraliste et constitutionnelle de la protection de la liberté individuelle ou le principe d’égalité des citoyens seraient-ils secondaires ?
Nous, policiers, gagnerions sans doute à vous questionner davantage sur les points précités plutôt qu’à critiquer de manière démagogique des décisions de justice dont on ne mesure pas les tenants et aboutissants. Nous, policiers, avons aussi à nous remettre en cause face aux défis actuels. Je pense ainsi à l’organisation de nos services de renseignement qui n’ont pas encore pleinement franchi le pas d’un traitement moderne des spécificités du terrorisme islamiste. Mais, vous, magistrats, ne devez pas non plus vous priver de tels questionnements dans votre organisation…
Ainsi, pour terminer sur la nouvelle loi antiterroriste, prenons sa disposition facilitant la fermeture des lieux de culte et permettez-moi ici un exemple né de mon expérience de chef départemental de service de renseignement. Une mosquée, qui se révèlera quelques années plus tard avoir été fréquentée par les mentors de terroristes, avait fait l’objet au début des années 2010, d’une demande de fermeture. En effet, une « note blanche » rédigée sur la base de plusieurs sources anonymes concordantes dénonçait les propos haineux de l’imam. Saisi, le magistrat annulera la fermeture de la mosquée en application des principes de la preuve judiciaire et de la liberté individuelle. Quelques années plus tard, plusieurs personnes mourraient dans un attentat fomenté par des terroristes fréquentant cette mosquée restée ouverte.
Cet exemple questionne plus globalement l’ensemble des prismes de la liberté individuelle, qui doit dépasser une lecture déshumanisée d’une procédure. Une approche équilibrée, transversale, pragmatique et prospective des enjeux de la liberté individuelle aurait dû prévaloir face à des principes rigides de droit positif. La Justice est confiée par le peuple, ce qui implique, sans doute, de ne pas perdre de vue le droit naturel qui la légitime.”